22-06-2017

[Nb] 1 - Le Livre du Désert

Numbers 1:1 par : le père Alain Dumont
Le Livre des Nombre est appelé en hébreu : SéPhèR MiDeBaR, le Livre du Désert. Mais qu’est-ce que le désert ? Un lieu sans vie ou un lieu prometteur de vie ? Un lieu de mutisme ou un lieu de parole ? Ce désert restera aux fondements de toute l’histoire sainte, du commencement jusqu’à la fin. Essayons de comprendre pourquoi.
Duration:19 minutes 43 secondes
Transcription du texte de la vidéo :
(Voir la vidéo : http://www.bible-tutoriel.com/message/nb-1-le-livre-du-desert.html)
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Citation : mentionner : © Père Alain Dumont, La Bible en Tutoriel, http://www.bible-tutoriel.com/ + titre de l'article

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Bonjour,

Nous ouvrons aujourd’hui le 4e livre de la ToRaH, qu’on appelle communément le Livre des Nombres et que les Juifs appellent en hébreu : BeMiDeBaR, « dans le désert », selon la tradition qui veut qu’un document prenne pour titre les mots par lesquels il commence. On a la même chose par ailleurs avec les documents officiels de l’Église : quand le Pape François publie par exemple son encyclique Laudato Si, on l’appelle comme ça parce qu’elle commence par ces mots : « “Laudato si’, mi’ Signore”, sanctus Franciscus Assisiensis cantabat… / Je te loue mon Seigneur, chantait saint François d’Assise... » Le principe est le même : en l’occurrence, WaYeDaBéR YHWH ‘èL-MoShèH BeMiDeBaR SîNaY ; littéralement : et Il a parlé, YHWH, à Moïse dans le désert du SîNâY fait que l’hébreu a choisi BaMiDeBaR pour désigner le livre entier. Alors maintenant, pourquoi est-ce que la Bible chrétienne l’appelle le livre des Nombres ? Tout simplement parce qu’au IIIe siècle avant J.-C., le livre avait pour nom en hébreu SéPhèR HaPeQOuDîM, le livre des dénombrements, et la trace de ce titre ancien se trouve tout simplement dans la traduction grecque donnée par la LXX à cette même époque : arithmoi, c’est-à-dire Les Nombres, titre qui a été retenu en latin puis en français du seul fait que le livre commence par un recensement.

Bien. Alors pour aujourd’hui, on va s’attacher au sens de ce mot, MiDeBaR qui signifie, en première approximation : DÉSERT. On en a déjà parlé au moment où, en Ex 16, Moïse faisait entrer son peuple dans ce fameux désert. D’abord, il ne s’agit pas ici de n’importe quel désert mais du « Désert du SîNâY ». Je vous rappelle que SîNâY consonne avec SeNèH, le Buisson, ce qui suffit en hébreu pour suggérer un lien avec la tradition du Buisson-ardent d’où a surgi la parole qui a fait de Moïse la figure fondatrice du peuple des Fils d’Israël. Rappelons-nous : « Moïse ! Moïse ! — Me voici… », c’était au ch. 3 du livre de l’Exode. Dès lors, quand YHWH parle à Moïse BeMiDeBaR SîNâY, « dans le désert du Buisson », ça suggère fortement que ce désert s’avère être tout entier une terre à partir de laquelle YHWH parle et envoie en MISSION : 1. c’est à partir du Buisson que YHWH a envoyé Moïse rejoindre son peuple en Égypte, 2. c’est à partir du désert de ce même Buisson que le peuple se trouve envoyé rejoindre la Terre que YHWH a juré par serment de lui donner.

Alors : que YHWH PARLE dans le désert ne devrait pas nous surprendre puisque MiDeBaR signifie littéralement un lieu : « d’où vient, d’où surgit une parole », DâVâR. Mais évidemment pas n’importe quelle parole : on n’est pas en train de faire du New-Age ! Il ne s’agit pas du bruit des ruisseaux ou du fluide magnétique d’une terre à qui on va prêter des émotions, style Gaya ou Eywa dans le film Avatar ! Il s’agit de la Parole de YHWH, de sa MeMRaH qui choisit de passer par le désert pour se faire clairement entendre des hommes. Pourquoi ? Eh bien d’abord parce que YHWH, pour se faire connaître, passe TOUJOURS par la CHAIR — Ah, la revoilà ! À commencer par la CHAIR de sa CRÉATION : voilà une intuition propre à la ToRaH et à l’ensemble de la Bible, Nouveau Testament compris. YHWH, ou le Père, n’envoie jamais de message désincarné, de message “cosmique” pour ainsi dire : c’est un critère essentiel pour discerner entre la parole vraie et une parole idolâtre : dès que la CHAIR est délaissée ou méprisée, on peut être sûr qu’on n’a pas affaire au vrai Dieu qui est contre les “idées pures”, contre la “raison pure” qui envoie toujours les hommes à la mort à plus ou moins long terme en leur faisant croire qu’ils s’améliorent en s’enivrant du fantasme de toute-puissance alors qu’en réalité ces “idées pures” les enlisent purement et simplement dans l’esclavage de leur système idéologique.

Enfin bref, pour l’instant en tout cas, la CHAIR d’où jaillit la Parole de YHWH, c’est donc d’abord ce MiDeBaR : une terre à tout le moins aride ; non pas stérile, mais aride et DONC à travailler pour qu’elle donne son fruit ! Une friche en quelque sorte, ce que confirme le mot MiDeBaR qui peut à la fois désigner une terre aride et un pâturage : en tous les cas, le MiDeBaR est une terre EN ATTENTE d’être travaillée ; et c’est au nom de cette ATTENTE que retentit la Parole de YHWH sans laquelle cette CHAIR du désert resterait improductive. Par ailleurs, ce passage par la CHAIR du désert est d’autant plus important qu’il constitue une étape vers le surgissement de la Parole de YHWH dans la CHAIR de l’homme. On le pressent en hébreu dans la mesure où MéDaBéR désigne un individu qui parle, de qui surgit une parole. Or on entend bien : MiDeBaR / MéDaBéR, ce sont les mêmes consonnes, donc c’est le même mot ! De sorte que ce rapprochement suggère assez explicitement que l’homme relève du même dynamisme que le désert : a priori aride, sa vocation est, pour lui aussi, de se mettre à l’écoute de la Parole de YHWH qui surgit en Lui pour le mettre au travail et à devenir fécond ! Et là ça nous dit déjà quelque chose d’essentiel : si personne n’appelle l’homme, il ne saura pas, par lui-même, se mettre au travail sur soi pour VIVRE ! Quand il ne s’agit que de SURVIVRE, pas besoin d’être appelé, sauf que ça n’est pas une VIE. Pour VIVRE pleinement, travailler sur soi comme on travaille une terre, il faut que QUELQU’UN NOUS APPELLE et évidemment que nous nous mettions à l’ÉCOUTE.  Rappelons-nous ce principe existentiel par lequel le philosophe juif américain Eugen Rosenstock résumait toute sa pensée : « Quelqu’un m’appelle dont j’existe ! » Eh bien voilà LE mystère qui ouvre à l’expérience de la naissance et de la raison d’être du peuple d’Israël : « YHWH m’a appelé dans le MiDeBaR, voilà pourquoi j’existe ! Voilà COMMENT j’existe ». Et maintenant, à moi de prendre le relais, à être moi-même un MéDaBéR, un homme en qui émerge la Parole de YHWH et qui se met en route.

Ce principe d’appel à l’existence appartient tellement à l’essence de la Bible qu’on va le retrouver partout ! Au cœur des futurs écrits de la Sagesse par exemple dont l’objectif est de relire la ToRaH avec les catégories de pensée qui ont cours à partir du Ve siècle avant J.-C. Alors ça donne quoi ? Par exemple le livre des Proverbes : « [En vérité], la Sagesse crie ! L’intelligence donne de la voix au sommet des hauteurs, sur le chemin, postée aux maisons des carrefours, aux abords de la cité ; elle clame à l’entrée des porches : “C’est vers vous, les hommes, que je crie ; ma voix [crie] vers les fils d’‘ADâM” » etc. etc. (Pr 8,1-4). Donc vraiment, que ce soit par sa MeMRaH ou par sa Sagesse — c’est la même réalité, YHWH n’arrête pas de crier, c’est-à-dire d’appeler à la vie ! Et Il appelle partout : sur les montagnes, à la croisée des chemins et surtout, dit la ToRaH, dans le MiDeBaR, c’est-à-dire dans un lieu aride, le seul où l’homme, affronté à sa finitude, à sa limite, à son MiTsRaïM intérieur — je vous rappelle que MiTsRaïM, c’est l’Égypte au sens d’une frontière ! Or il ne s’agit pas seulement d’être libéré de l’Égypte extérieure, il faut aussi l’être de son Égypte intérieure — ; donc l’homme affronté dans le MiDeBaR à sa finitude se met à devenir attentif à la présence d’un autre qui, en l’appelant, va l’ouvrir au désir de se dépasser et de grandir. Sans cet autre-là, c’est-à-dire sans YHWH qui fait retentir sa voix, l’homme ne sortira pas de ce que Plaute, dès le IIe siècle avant J.-C. a formulé génialement : Homo homini lupus est, l’homme est un loup pour l’homme. Du coup, la question est : comment se sortir de ce vortex descensionnel ? Eh bien en ÉCOUTANT cet appel d’un autre à s’ÉLEVER — c’est tout l’objet du livre du Lévitique rappelons-nous — et en lui OBÉISSANT évidemment, dans la mesure où YHWH ne se contente pas de héler : il donne un cadre, avec des commandements qui sont des commandements de vie auxquels l’homme aura bien du mal à obéir à cause de son orgueil — et c’est ce que va nous dire le livre des Nombres. Ceci dit, malgré tout, de génération en génération, ça viendra peu à peu et il arrivera à obéir à cette voix, cette Parole ! Cahin-caha, mais tout de même, et c’est ça que YHWH SAIT ; c’est ça qu’Il vise en faisant retentir sa Parole dans le MiDeBaR. Alors comprenons bien : si YHWH avait appelé un peuple vivant douillettement dans un jardin paradisiaque, il est évident que personne n’aurait écouté sa voix : c’est d’ailleurs exactement ce qu’on nous raconte à propos d’Adam et Ève dans le Jardin d’Éden ! Alors on n’en dira pas plus ici, mais il faut bien comprendre que si Israël entend et se met à l’écoute de cette Parole, c’est précisément parce qu’il est au DÉSERT et dans la mesure où le MiDeBaR est le SEUL lieu où la Parole de YHWH, sa MèMRaH peut être entendue et écoutée. Et ce MiDeBaR étant posé au fondement mythique de la mission et de l’espérance d’Israël, ça signifie que la ToRaH a pour tâche de rappeler à chaque instant et à tout Fils d’Israël que le MiDeBaR constitue l’essence charnelle de son existence : Ça n’est pas parce qu’on arrive sur « une terre où coulent le lait et le miel », comme disait le livre de l’Exode, que le MiDeBaR disparaît ! Ne serait-ce que parce que le lait et le miel ne couleront QUE si les Fils d’Israël le font couler !!! Eh oui : YHWH ne leur promet pas d’arriver dans un monde style Charlie et la Chocolaterie ! La terre dans laquelle ils sont convoqués est elle-même un MiDeBaR, c’est-à-dire une friche au potentiel étonnant, mais À CONDITION que les Fils d’Israël restent à l’écoute de la Parole de YHWH qui les convoque à la travailler ! Parce qu’en tout état de cause, le MiDeBaR, c’est ça : une terre en attente d’être travaillée pour fructifier. Travaillée, et non pas exploitée ! Ce qui veut dire que le MiDeBaR, c’est une terre qui donnera assurément du fruit, mais à la mesure du travail de l’homme ET sur cette terre ET sur lui-même pour résister à la tentation de l’exploitation ; dit autrement, c’est une terre dont on ne se saisit pas mais que l’on REÇOIT. C’est exactement ce qui est demandé dans les récits de la Création dans le livre de la Genèse au ch. 2 : « Au jour où YHWH ‘ÈLoHîM fit la terre et les ciels, il n’y avait encore sur la terre aucun buisson des champs et aucune herbe des champs n’avait encore poussé CAR YHWH ‘ÈLoHîM n’avait fait pleuvoir et il n’y avait pas d’homme pour CULTIVER le sol […] YHWH ‘ÈLoHîM prit l’homme et l’installa dans le jardin d’Éden pour le cultiver et pour le garder », sauf qu’Adam, au ch. 3, n’écoutant que lui-même, refusant d’être lui-même travaillé par le commandement d’ ‘ÈLoHîM, préfèrera se SAISIR du fruit et on connaît la suite !

Dit autrement, le message biblique lancé à tous les hommes est somme toute assez simple, et très écologique de surcroît : seule la Parole de YHWH permettra aux Fils d’Israël de ne pas oublier l’attente de la Création d’être travaillée ; une Création qui est tout entière un MiDeBaR dont l’homme est le GARDIEN, et non pas seulement d’ “exploitant”. Parce qu’à bien y réfléchir, toute la Création est un MiDeBaR ! Qu’est-ce que le ToHOu WaBoHOu par exemple, le Tohu-Bohu ? Mais c’est un MiDeBaR à sa manière, un pur potentiel qui n’attend qu’une seule chose, à savoir qu’une Parole y retentisse. Or comment nous dit-on que Dieu crée dans ce premier chapitre de la Genèse ? En y faisant surgir sa Parole… Et comme la Sagesse, Il CRIE : WaYYiQeRâ‘ ‘ÈLoHîM Lâ‘OR : YOM ! : « Et DIEU crie à la Lumière : “JOUR !” » (Gn 1,5), ce qui bien plus dynamique que de traduire : « Et DIEU appela la lumière : jour »… Ou alors il faut donner à l’appel son sens fort, dans la ligne de Eugen Rosenstock : en APPELANT la Lumière JOUR, DIEU lui donne d’exister ! Ceci dit, YHWH convoque l’homme à prendre le relai ; c’est bien ce qu’exprime le ch. 2 de la Genèse : « Au jour où YHWH fit la terre et les ciels, il n’y avait encore sur la terre aucun buisson des champs, et aucune herbe des champs n’avait encore poussé car YHWH ‘ÈLoHîM n’avait pas fait pleuvoir sur la terre et il n’y avait pas d’homme pour cultiver le sol ! » (Gn 2,4b-6) Voilà : voyez, la terre est en friche, c’est-à-dire qu’elle est un MiDeBaR ! Et on comprend mieux le cri de Paul lorsqu’il écrit à la fin du ch. 8 de l’épître aux Romains : « La création est à l’affut : elle attend le dévoilement des Fils de DIEU ! » (Rm 8,19). Pourquoi ? Mais parce qu’elle espère que les hommes écoutent la Parole qui est le Christ et qui les met en travail pour lui faire porter un fruit qui demeure (cf. Jn 15,16), et non pas simplement pour être exploitée.

D’ailleurs il est bien évident que le Christ s’est lui-même inscrit dans cette dynamique du MiDeBaR. Quand les Évangiles nous disent par exemple que Jésus se retire « dans un endroit désert » au nord de la Mer de Galilée, c’est un MiDeBaR — bien qu’il soit tout à fait verdoyant ! Encore une fois, un MiDeBaR, ça peut être un désert de rocaille comme un pâturage : ça n’a pas d’importance. Et si Jésus s’y retire, ça n’est pas tant pour être seul que pour se remettre À L’ÉCOUTE de l’appel du Père à mener cette terre jusqu’à la moisson et relayer cette parole dans le monde avec d’autant plus de force, de puissance que pour des chrétiens, le Christ est LA PAROLE du Père en personne ; Il est sa MEMRAH, sa SAGESSE dont ils écoutent la voix qui les APPELLE au nom du Père. Une écoute par ailleurs au regard de laquelle s’opérera le jugement : « Celui qui ne reçoit pas mes paroles a son juge : la parole que j'ai annoncée, c'est elle qui le jugera au dernier jour. » (Jn 12,48) Or quelle est cette Parole ? C’est celle posée dans un monde qui est un MiDeBaR et qui nous positionne à la croisée des chemins de notre responsabilité, ce que formulera magnifiquement le ch. 30 du Deutéronome, à la toute fin de la ToRaH : « Je mets devant toi la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que vous viviez, toi et ta semence » (Dt 30,19) Et le livre de la ToRaH, dans le fond, c’est ça : c’est le passage d’une Égypte où certes on mangeait tous les jours mais où on était esclave, où d’autres pensaient pour nous ; au MiDeBaR où, sur l’injonction de YHWH, j’apprends à penser librement et donc de manière responsable ! Et peut-être bien que nous avons alors la clef pour comprendre les 40 années de séjour dans le MiDeBaR : 40 ans, c’est le temps nécessaire à un homme pour devenir réellement responsable et pour faire des choix de vie qui ne l’engagent pas seulement individuellement mais collectivement, COMMUNAUTAIREMENT, au nom du peuple dont il est un membre à part entière et irremplaçable !

Du coup, avec tout ça, le message de la ToRaH se clarifie : dans le MiDeBaR de la Création où résonne, par Moïse et par le Christ Jésus, la Parole de YHWH ; 1. soit je fais allégeance à la mort en refusant d’écouter cette Parole qui seule pourtant ouvre le chemin de la vie ; 2. soit je décide d’écouter la Parole de YHWH qui me convoquera alors au service de la Vie que porte potentiellement ce MiDeBaR à l’affut de la révélation des Fils de DIEU, comme dit saint Paul ! Et c’est d’ailleurs devant un tel choix que nous place la suite de Dt 30 : « Choisis donc la vie, pour que vous viviez, toi et ta semence, en aimant le Seigneur ton Dieu, en écoutant sa MèMRaH, en vous attachant à Lui ; c’est là que se trouve ta vie, une longue vie sur la terre que le Seigneur a juré de donner à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob. » (Dt 30,19b-20)

Donc vous voyez, à partir d’un tout petit verset qui passerait volontiers pour circonstancié, il y a en réalité tout une dynamique qui est initiée, sur laquelle va se fonder le récit qui va suivre et que nous commencerons à lire la prochaine fois. Méditez bien sur cette mise en place du désert d’où jaillit la Parole de vie, non seulement pour Israël mais aussi pour chacun d’entre nous dès lors que nous nous mettons à l’écoute de cette Parole, dès lors que nous lui obéissons. Je vous remercie.
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