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29-09-2015

Thème 6 - Petite éloge du SACRÉ

par : le père Alain Dumont
Le SACRÉ : voilà une notion bien difficile à cerner aujourd'hui, alors qu'elle semblait évidente dans les temps anciens... Les temps anciens ? Et si le sens du SACRÉ faisait partie inhérente de la quête de sens qui qualifie l'Homme, quelles que soient les latitudes et les époques ?
Duration:19 minutes 39 secondes
Transcription du texte de la vidéo :

(Voir la vidéo : http://www.bible-tutoriel.com/message/6-petite-eloge-du-sacre.html)
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Pour une citation, mentionner : © Père Alain Dumont, La Bible en Tutorielhttp://www.bible-tutoriel.com/ + titre de l'article

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Bonjour,

Je voudrais voir avec vous dans cette vidéo ce que signifie la notion de « SACRÉ ». C’est assez difficile, et en 20 minutes, c’est carrément une gageure, mais Dieu merci, nous allons nous aider des écrits d’un auteur du XXe siècle qui a beaucoup réfléchi sur cette question : Mircea Eliade. Mircea Eliade est un chrétien orthodoxe d’origine roumaine, à la fois historien et philosophe. Il a voué toute sa vie à l’étude des mythes, de la mystique, dans toutes les religions, et il s’est rendu à cette évidence : l’expérience RELIGIEUSE est au cœur de l’ACTIVITÉ DE LA CONSCIENCE humaine. Et plus spécifiquement, l’expérience du SACRÉ.

Sa recherche est née d’une rencontre initiatique avec l’Inde, alors qu’il n’a que 21 ans, en 1928. Il y passe trois ans à étudier le Sanscrit et à se mettre à l’écoute des récits mythologiques qui émaillent la culture populaire indienne. Et là, il découvre la SAGESSE abyssale de ces textes, d’une profondeur bouleversante, mais surtout d’une capacité unique, magistrale, à convoquer, mobiliser, canaliser l’ÉNERGIE DE VIVRE. À partir de là, il entame un travail de recherche qui lui fera parcourir le monde entier et qui l’amènera à comprendre que l’EXPÉRIENCE RELIGIEUSE est UNIVERSELLE : elle FAIT PARTIE intégrante DE L’HOMME. Autrement dit, vous lui enlevez l’expérience religieuse, vous lui enlevez l’accès au SACRÉ, et ce n’est plus un homme.

Bien. Alors maintenant, nous parlons d’expérience religieuse, mais qu’est-ce que la religion ? Religion vient du latin LEGERE, qui signifie CUEILLIR ; de sorte que RE-LIGERE signifie RECUEILLIR, c’est-à-dire être capable de faire un retour intérieur sur soi afin de découvrir le SENS de ce qu’on vit. Découvrir que le monde dans lequel on est plongé est un livre ouvert, mais de façon voilée, accessible uniquement dans ce mouvement de RECUEILLEMENT. D’où la PRIÈRE qui est l’ACTE RELIGIEUX par excellence, quelle que soit sa forme et la culture dans laquelle elle s’inscrit.

Cette dimension religieuse est tellement universelle que Mircea Eliade en conclut qu’elle est vraiment CONSTITUTIVE DU GENRE HUMAIN, de sorte que cette recherche NATURELLEMENT spirituelle conduit l’homme à la RÉALISATION DE SON ACCOMPLISSEMENT. Cette dimension religieuse fait toute la noblesse et la grandeur de l’Homme avec un grand H. Au XIXe siècle, un homme comme Auguste Comte a voulu imaginer que la religion n’était qu’une étape à “dépasser” dans l’histoire de la conscience. Il a même eu l’idée d’un stade ultime, débarrassé de la religion au profit de la science. Il appelait ça le POSITIVISME. Sauf que Auguste Compte était un idéologue, et non un homme de terrain ! Sa vie fut d’ailleurs sans grande envergure, ceci expliquant sans doute cela. Mircea Eliade, lui, en homme de terrain, s’aperçoit au contraire que loin d’être une étape révolue, le SACRÉ fait partie de la STRUCTURE DE LA CONSCIENCE HUMAINE. Au point que VIVRE EN ÊTRE HUMAIN suppose, irréductiblement, l’ouverture à la dimension RELIGIEUSE ! Allons même plus loin avec lui : VIVRE, est EN SOI un acte religieux, faute de quoi l’homme ne vit tout simplement pas, et n’a plus sa place dans la création. Enlevez la dimension du SACRÉ, et l’homme se contente d’exploiter la création ; de l’user, de la sucer comme un parasite ! Seule la dimension religieuse lui donne le sens de sa participation à la création : c’est le cœur de l’encyclique LAUDATO SI, du pape François sur l’Écologie. Ce qui fait la valeur de cette encyclique est l’occasion qu’elle offre de renouer avec la dimension COSMIQUE du SACRÉ auquel nos frères orthodoxes sont tellement attachés, avec raison !

Autrement dit, le religieux n’est pas quelque chose qui s’ajouterait à la pensée et aux actions humaines : c’est en étant RELIGIEUX que l’homme prend conscience qu’il vit véritablement, et qu’il prend conscience de la grandeur du MONDE, du COSMOS dans lequel il est inscrit. Manger, travailler, jouer, aimer… tout ça a une SIGNIFICATION qui s’offre à découvrir à l’homme. À découvrir à travers la RITUALISATION, c’est-à-dire des actes qui dévoilent la dimension cachée de l’existence. Manger, travailler, jouer ou aimer, pour que ça ait du sens, doit être RITUALISÉ ! MANGER est un rite ; enlevez le rite, et ça devient de la bouffe. TRAVAILLER est un rite : enlevez le rite, et vous avez un emploi ; JOUER est un rite : enlevez le rite, et le jeu devient un divertissement­ ; AIMER est un rite : enlevez le rite, et ça devient un viol… Donc manger, travailler, jouer ou aimer, tout ça touche au SACRÉ, parce que derrière chacun de ces actes, il y a un SENS ; et là où l’on trouve le sens, on trouve la JOIE. Le BONHEUR, c’est de chercher le sens ; la JOIE, c’est de le trouver et d’en vivre. Dans le fond, le SACRÉ, c’est la RÉALITÉ ABSOLUE, la RÉALITÉ DANS TOUTE SA PLÉNITUDE ; le SACRÉ, c’est tout de ce que l’homme fait avec sens dans sa vie, et c’est profondément joyeux ; JOUISSIF même : il y a un véritable PLAISIR, une JOUISSANCE disaient les anciens, à déployer dans sa vie l’expérience religieuse. Encore une fois, enlevez le rite, et la vie devient morne, sans couleur, sans odeur… Un monde sans rites, c’est un monde blafard, un monde dépressif et inhumain. À l’inverse, la dimension religieuse de l’homme, ouverte au sacré à travers la mise en œuvre des rites, révèle ses dimensions spirituelles les plus profondes, et fait s’épanouir en lui les vertus les plus créatrices.

Cette dimension religieuse est un véritable trésor, parce qu’elle met en œuvre une recherche profondément inscrite dans le cœur de l’homme, qui est une RECHERCHE DE SIGNIFICATION. Une recherche de SENS, de sorte que lorsque quand elle est à l’œuvre, à chaque découverte, l’homme se TRANSFORME, il S’ENNOBLIT ! C’est, en quelque manière, une DOUBLE CONNAISSANCE : plus je connais le monde, c’est-à-dire plus je discerne les significations qui sont inscrites en lui, et plus je ME connais. Le SACRÉ rend capable de se connaître en comprenant le monde — quelles que soient les clefs pour ça : peut-être que cette compréhension ne sera pas « scientifique », mais peu importe ! Pour vivre dans le monde, j’ai besoin de lui donner une SIGNIFICATION. Et c’est alors que je peux donner LE MEILLEUR DE MOI-MÊME. C’est ce qui fait que la rencontre du SACRÉ fait de l’homme un HOMME TOTAL, à la recherche d’une qualité d’Être parce que l’HOMME RELIGIEUX est structurellement un ASSOIFFÉ D’ÊTRE ! Retirez-lui cette dimension en lui faisant croire que ce n’est que de la naïveté, et l’homme se perd dans la seule dimension qui lui reste : l’avoir. Il « fonctionne », il consomme, mais il ne VIT pas.

Alors maintenant se pose la question, comment EXPRIMER cette structure religieuse qui imprègne la conscience humaine ? On touche là une dimension du sacré essentielle, profondément attachée au rite : celle du SYMBOLE. SUNBOLEIN, en grec, signifie mettre ensemble, relier. Le SYMBOLE au sens fort, ce n’est pas ce qui est abstrait, mais ce qui manifeste que deux réalités sont reliées entre elles. Un SYMBOLE dans l’Antiquité, était constitué de deux morceaux d'un objet brisé dont la réunion, par leur assemblage rigoureux, constituait une preuve de leur origine commune. Et donc, le SYMBOLE en est venu à signifier le lien qui attache l’homme à la réalité invisible dans laquelle il se découvre inscrit. Vous voyez ? On est vraiment ici dans la dimension de l’ÊTRE. Le SYMBOLIQUE est nécessairement gratuit ! Il n’a rien à voir avec le profit, l’accumulation ou tout ce qui est de l’ordre de l’avoir. Mieux : plus l’homme s’ouvre à la dimension de l’être, plus il découvre le cosmos comme un CADEAU ! Or le cadeau, rappelez-vous, ce n’est pas ce qui m’appartient ! Si quelqu’un vous fait un cadeau et qu’il vous surprend en train de le revendre pour faire du profit, il se sentira trahi ! C’est la même chose ici : faire du COSMOS un moyen de profit, c’est le trahir ! Et c’est trahir l’homme. C’est ce qui fait que la philosophie d’un Heidegger, qui était athée, fermé au sacré, ne pouvait que conclure que l’homme est un être fait pour la mort… Alors que l’homme religieux, l’homme capable de se recueillir en lui-même, découvre qu’il est un être fait pour la VIE. Mais pour ça, il doit rester branché sur la dimension invisible du COSMOS, établir qu’il est LIÉ à la dynamique de vie de ce COSMOS. Le seul moyen est de se recueillir en lui-même et d’exprimer la conscience de cette pleine appartenance par les SYMBOLES. Ces symboles mettent en œuvre les réalités les plus humbles, les plus constitutives de ce COSMOS, comme l’eau, le feu, la terre… Voire, dans une dynamique plus élaborée comme dans le christianisme, le pain et le vin. Cette mise en œuvre des SYMBOLES s’appelle la LITURGIE.

Toute liturgie, qu’elle soit chrétienne ou autre, est une mise en œuvre de symboles, à travers des gestes symboliques, des objets symboliques et des paroles qui explicitent les significations. Mais si on a bien compris ce qu’on vient de dire, manger suppose une liturgie ; travailler suppose une liturgie ; jouer suppose une liturgie et évidemment, aimer suppose une liturgie. Et le plus paradoxal dans tout ça, c’est que spontanément on se dit : quel carcan ! Alors qu’en réalité, cette liturgie, par le sens qu’elle introduit, permet à l’homme de SORTIR d’une pure exploitation du monde — SORTIR au sens d’être DÉLIVRÉ —, et de devenir un allié du COSMOS pour faire advenir ce COSMOS à sa plénitude ! C’est ce qu’appelle saint Paul de ses vœux lorsqu’il écrit : « la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu. Car la création a été soumise au pouvoir du néant, non pas de son plein gré, mais à cause de celui qui l’a livrée à ce pouvoir. Pourtant, elle a gardé l’espérance d’être, elle aussi, libérée de l’esclavage de la dégradation, pour connaître la liberté de la gloire donnée aux enfants de Dieu. Nous le savons bien, la création tout entière gémit, elle passe par les douleurs d’un enfantement qui dure encore. » (Rm 8,19-25) Vous entendez ici la SOIF D’ÊTRE cosmique que Saint Paul met en mots ? C’est formidable !

Bref. On peut dire en tout cas que quelqu’un qui cherche le SENS de sa vie, par le fait même, est un homme RELIGIEUX ; quel que soit le chemin qu’il emprunte. Et c’est dans la logique de cette recherche qu’un peu partout, les sociétés ont divinisé la nature, les astres, la terre, la mer, etc. Simplement parce que, depuis que l’homme est homme, il perçoit, derrière ces réalités extérieures, d’autres réalités cachées qui mobilisent son énergie vitale. C’est alors tout un monde SYMBOLIQUE qui se met en place — c’est-à-dire que ces deux dimensions se conjoignent ; et pour transmettre toute la sagesse qui émane de cette relation, on bâtit des histoires pour marquer la mémoire des générations, des récits épiques qu’on appelle des MYTHES, qu’on trouve dans toutes les civilisations TRADITIONNELLES, c’est-à-dire qui se transmettent rituellement ces récits, de génération en génération, pour ouvrir chaque homme à sa vocation infinie !

Alors maintenant, il faudrait expliquer pourquoi et comment l’homme occidental a peu à peu perdu la perception du sacré ; comment, notamment à partir de Galilée jusqu’à la révolution industrielle, s’est précipitée la DÉSACRALISATION du monde — et ça n’a rien à voir avec le fait que la terre tourne ou non autour du soleil ! Mais bon, tout ça nous entraînerait trop loin. Retenons simplement que cette désacralisation a mené peu à peu à la déshumanisation du monde, puisque l’expérience religieuse fait partie structurante de l’esprit humain. Là, Mircea Eliade a des sentences sans détour : pour lui, au terme d’une vie d’étude acharnée, une société areligieuse ne peut tout simplement pas exister : elle périt inexorablement en quelques générations par neurasthénie ou par suicide collectif. Si DIEU n’existe pas, dit-il, tout est cendre… C’est dans son livre d’entretien : « L’épreuve du Labyrinthe ». On peut lire le passage si vous voulez : « Si Dieu n’existe pas, tout est cendre. S’il n’y a pas d’absolu, qui donne signification et valeur à notre existence, en ce cas, l’existence n’a pas de sens […] mais, pour moi, ce serait non seulement le désespoir pur, mais encore une sorte de trahison. » (Mircea Eliade, L’épreuve du Labyrinthe)

De tels propos n’ont rien de désespérant ! Simplement, Eliade pointe la nécessité pour nous, aujourd’hui, de NE PAS FUIR le SACRÉ. Aujourd’hui, on a assez de recul pour sortir de l’impasse positiviste d’Auguste Comte et pour affirmer que la religion, la quête de sens, le rapport au SACRÉ, est vraiment une STRUCTURE INHÉRENTE À LA CONSCIENCE HUMAINE. Au point que retrouver l’intérêt pour les choses du SACRÉ, de la religion, c’est retrouver l’HOMME, en redécouvrant que tout autour de nous, en nous, il y a Dieu, alors que nous ne le savons plus. Loin de nous faire régresser, cette réouverture au SACRÉ nous permet de nous retrouver nous-mêmes, de nous réconcilier avec une plénitude et une richesse que nous n’osions plus imaginer. Le SACRÉ est vraiment partout ; tout près de nous, c’est-à-dire dans les objets courants, dans les événements quotidiens, dans le repas, le travail, le jeu, et surtout, évidemment, l’amour. Bref, dans toute cette vie qui nous habite. Une fois réconciliés avec la capacité de TOUT HOMME à déchiffrer cette dimension mystérieuse qui habite le monde, qui le soutient et le guide, la vie devient plus riche, plus passionnante ; elle mérite d’être vécue parce que le monde qui s’ouvre se révèle être rempli de messages, rempli d’espoir, rempli de courage pour oser marcher vers un horizon où se lève une lumière RESPLENDISSANTE qui fait SENS. Même et surtout si le chemin est difficile. On ne se sent plus emmuré : tout devient parole, tout devient SYMBOLE, c’est-à-dire RELATION, ouverture à un Autre dont nous avons absolument besoin pour apprendre à nous connaître nous-mêmes. De là les rites de la prière, des rassemblements liturgiques, des chants, des danses populaires… Loin des spectacles du Show-Business qui ne sont là que pour divertir une humanité qui sombre peu à peu dans le coma et qui retombe dans le CHAOS. On voit bien ici qu’il s’agit d’une DÉCRÉATION ! D’où la trahison dont parle avec raison Mircea Eliade.

Résumons : LA RELIGION, l’ESPRIT RELIGIEUX, qui est donc ouverture pleine et entière au SACRÉ, EST CONSTITUTIF DE CE QUE SIGNIFIE universellement ÊTRE UN HOMME. La religion est VRAIE dans la mesure où elle nous guide vers cette connaissance de nous-mêmes à travers la rencontre de l’Autre caché. Personnellement j’ai la faiblesse de croire que le Christ est le chemin le plus accompli par qui s’opère une telle œuvre. Lui seul permet de visiter les réalités les plus dangereuses, les plus naturalistes, les plus païennes qui grouillent en nous, et nous faire saisir à quel point, réconcilié avec la dimension du SACRÉ, le monde est beau ; ou en tout cas à quel point il l’est redevenu, dit Mircea Eliade, dans la lumière de l’incarnation, de la mort et de la résurrection du Christ. Là, il renoue avec la plénitude cosmique du christianisme, si chère à nos frères orthodoxes et que les catholiques comme les protestants auraient tout avantage à retrouver. Nos liturgies, et donc nos vies, ne s’en trouveraient, je pense, que plus fécondes et lumineuses !

Je vous remercie.

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